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Photo du rédacteurJana Call me J

Petite fleur de l'hiver


J’ai été élevée par ma grand-mère maternelle dans la méfiance et la crainte des gitans, «tziganes» disait-elle. Une espèce étrange dont tout échappait à ma vision d’enfant et, qui, d’après ma grande-mère allait me kidnapper, droguer, me vendre pour quelques dinars, me piquer mon cartable, mes chaussures (??), ma tablette de chocolat (oh non, pas mon chocolat !). Aux gitans, il ne fallait pas non plus ouvrir la porte, leurs yeux ensorcelants allaient m’hypnotiser et en vermoins de temps qu’il ne faut pour le dire, ils videraient ma maison, voleraient le tourne-disque*, (*trop jeune lecteur, si l’objet pas connu) la grande télé en noir et blanc, les beaux bijoux de maman, mes Barbies (oh non, pas mes Barbies !)

Ma grand-mère, de son nom Petite Rose, était une onctueuse petite blonde au rire détonant, que tous surnommaient Marylin, en référence à ses courbes et sa blondeur platine naturelle.

C’était aussi une résistante acharnée contre les allemands pendant la deuxième guerre mondiale et qui a survécu au peloton d’exécution où a succombé sous les balles celui qui aurait pu être mon grand-père. Elle a grandi en Serbie, dans les Balkans, près du Danube bleu, bleu comme ses yeux, trop près de la frontière Roumaine. Ceci explique peut-être cela.

C’était une tornade tortillante qui menait à la baguette tout son entourage, le grand-père y compris. La seule peur que je lui connaisse était celle des gitans qu’elle évitait comme la peste noire.

Ces êtres aux pouvoirs aussi magiques que maléfiques faisant autant peur à ma super grand-mère m’inspiraient forcement la plus grande des méfiances. Forcement. Au même temps, cette peur m’inspirait aussi une certaine fascination empreinte de la plus grande des curiosités, forcement. C’est probablement ce que ressentent les croyants s’agenouillant devant la croix de Jésus. J’imagine, je ne sais pas, je n’ai pas beaucoup pratiqué les églises.

Il m'aurait été difficile de savoir quelle église choisir : l’orthodoxe de mes grands-parents maternels, communiste de mes parents, catholique de mes grands-parents paternels. Je n’ai jamais vu ma grand-mère aller dans une église quelle qu’elle soit, tout en la sachant pratiquante orthodoxe par l’héritage, éducation et certainement croyance personnelle, et vivant dans un pays catholique. Pourtant, postée devant la fenêtre du salon, les yeux glissant sur la ligne d’horizon quant elle se pensait à l’abri des regards, elle se signait en croix en chuchotant. Je me souviens que je me demandais ce qu’elle pouvait bien demander, pour qui elle priait et à quoi pouvait-elle bien penser dans ces moments volés auxquels je n’étais pas invitée. Je me souviens et peux le ressentir encore aujourd’hui, ce sentiment de léger malaise où je découvrais que ma grand-mère devenait une autre, une femme que je ne connaissais pas et qui avait probablement des secrets et des pensées que seule elle connaissait.

Ce sont ces instants qui m’ont appris à quel point ce serait un leurre de croire que l’on puisse connaitre une autre personne. Ce sont ces instants qui voient naître un sourire cynique au coin de mes lèvres, quand une épouse dit «connaitre son mari par coeur». Si elle savait combien de ces maris j’ai connu et que leurs épouses prétendaient connaitre. Fin de la parenthèse.

1974, je joue assise sur le tapis dans la salle à manger enfumée, dans un nuage irrespirable par le nombre infini de cigarettes consommées pendant les invitations au café où ma grand-mère discute avec ses copines autour de la grande table.

Leurs discussions me semblent interminables, elles ont tout le temps des choses à se dire, se coupent la parole, les voix montent, les rires, les chuchotements, mais les cris aussi. C’est comme ça que j’imagine Little Italy, mais là, ce sont les slaves du Sud, nous sommes en Ex-Yougoslavie, devenue dans les années 90 la Croatie. Je ne comprends rien aux histoires que ces femmes racontent, alors je n’écoute pas, je joue dans mon coin. De temps en temps les mots voyagent sur le nuage de fumée et j’entends «le crabe lui a mangé tous les poumons» ; je suis saisie d’une horreur dont je ne peux faire part à personne, yeux écarquillés, j’imagine ce pauvre monsieur avec un crabe énorme vautré sur ses poumons en train de ramasser avec ses pinces les bouts de poumons pour les manger. J’en ai mal aux côtes. J’ai peur aussi. Ca doit être horrible d’avoir un crabe là-dedans ; mais comment il a fait pour entrer le crabe ? J’ai porté cette angoissante vision d’horreur dans ma tête pendant de longues années avant de comprendre qu’elles parlaient du cancer.

Ils devraient faire attention à ce qu’ils disent les adultes, quand même !

Quand le sujet de la religion venait sur le tapis, là j’entendais grommeler la grande-mère et crier sur ses copines : « Je n’ai pas besoin d’aller lécher l’autel pour montrer que je suis une bonne chrétienne, comme toutes ces hypocrites de pieuses et qui vivent comme des garces ! »

Et se retournait vers moi qui jouais par terre à l’autre bout de la pièce, me pointait avec sa cigarette fumante : « Tu as entendu ma petite ? Ne te laisse embobiner par personne, tu es l’enfant de Dieu et lui sait quand tu penses à lui. Il n’a pas demandé d’avoir des églises, Dieu, ce sont les hommes, » et se tournant vers ses amies, menaçante : « Oui, Mesdames, ce sont les hommes et non les femmes, qui les ont construites ! Pourquoi ? Hein ? Pourquoi ce seront les hommes qui seraient les chefs des églises et qui systématiquement donnent une place subalterne à la femme dans toutes les religions ? Qui a décidé ça ? Quelqu’un a déjà croisé Dieu et ils ont discuté organisation ? Je ne crois pas moi. En tout cas, ils ne sont pas revenus pour nous le dire. Alors personne ne sait la vérité et personne ne peut juger ce que Dieu veut ou ne veut pas. Donc, je suis en droit de dire que Dieu n ’est pas d’accord avec tout ce qu’on lui faire dire ou fait faire ! Si ça se trouve Dieu est une femme ? Pourquoi pas ? C’est quand même la femme qui porte la vie, ça a un sens, non ? »

Je me souviens de son éclat de rire fort et bruyant, et ses amies qui se signaient en la traitant de pauvre folle qui allait brûler en enfer. Et elle qui m’envoi un clin d’oeil dans son rire et dit :

« Soit une bonne personne et Dieu le saura, pas besoin d’aller dans les églises pour faire plaisir au curé et ses sbires ! » Je n’avais pas mesuré à l’époque l’avant gardisme de ma grand-mère. Ce que j’avais mesuré c’est que mamie n’avait pas peur de la colère de Dieu avec laquelle la menaçaient ses copines. La notion de Dieu avait été un concept très flou pour moi, n’ayant jamais eu l’obligation d’une éducation religieuse, mais je ne comprenais pas pourquoi il se mettrait en colère après mamie ? Parce qu’elle disait qu’il était femme ? Et ça ne serait pas bien d'avoir un Dieu femme ? Ca pourrait mettre les gens en pétard ? Ce que j’avais bien mesuré aussi, c’est qu’elle n’avait pas peur ni des SS, ni des mitraillettes, ni des crabes, ni du grand-père (moi, il m’impressionnait papy, il était très grand, très costaud, il parlait peu, souriait que rarement, contrairement à sa femme. Il restait assis pendant des heures à fumer des cigarettes et sans dire un mot).

Mais puisqu’elle avait peur des gitans et leurs manières, j’avais bien calculé dans ma tête de môme qu’ils devaient être vraiment peu fréquentables et qu’il fallait écouter la grand-mère. Ce n’était pas difficile, même de mes 103cm de haut et la candeur d’un regard d’enfant, je voyais une différence notable entre « eux » et « nous ». Leurs habits, leurs peau, leurs maisons, leur façon de marcher, la langue parlée, tout était étranger à ce que nous étions.

On peut dire que c’est une option relativement bien répandue dans notre société encore aujourd’hui. C’est vrai quoi, qu’est ce que c’est cette façon de vivre ? Ils réclament leur indépendance, mais vivent branchés sur nos fils électriques. Ils rêvent de grands espaces se proclamant nomades, mais dorment aux pieds des autoroutes.

Et puis, on l’a bien essayé ça, certains d’entre-nous ont bien eu l’idée de ne pas se fondre dans le moule, résister et crier poing levé « société tu m’auras pas » ! C’est ça, c’est ça, elle se marre la société, elle en a coulé un paquet et d’autres sous les ponts jeté, des rebelles. J’ai plié aussi, tel un roseau, même si de temps à autre, une branche essaye de pousser pour résister, toutefois par un petit feu de cheminée fort confortable vite étouffée.

Donc forcement, « ces gens là » doivent voler pour subsister, sinon, comme les autres, sous les dettes ils crouleraient. Et ça, c’est hautement réprimable. Pourtant, la nature nous montre et prouve que toutes les créatures, même les plus détestables, ou celles qui vivent aux crochés des autres, ont une raison d’être et sont là pour maintenir l’équilibre de la vie sur Terre. Face aux contre-exemples infinis, j’imagine donc que c’est à ce moment-là qu’on peut dire que les «voies du Seigneur sont impénétrables ?» Domini est sacramentum

« Ont une raison d’être…. » je me cite

A condition qu’il y ait une raison à être. A condition de croire que nous sommes tous ici dans un but, de la petite fourmi à la Mata Hari.

Il n’y avait rien d’étonnant alors à ce que je ressers plus près de mon corps mon sac à main en sortant du supermarché aujourd’hui, lorsque cette gamine mal habillée et cheveux en bataille s’est approché en me tendant la main, tête penchée de côté pour mendier :

«Une petite pièce Madame ? »

Rien d’étonnant que je la cisaille du regard froid et hautain, méprisant tout ce qu’elle représente et sans même poser le regard sur elle, tellement le seul fait qu’elle respire est outrageant pour la race humaine. Rien d’étonnant que cette petite embourgeoisée de banlieue, que je suis, accélère le pas poussant le chariot rempli de bouffe pouvant nourrir tout un village africain, mais en fait juste pour 3 avec le chat, vers son cabrio sport, comme menacée, sans quitter du regard l’ombre de la petite gitane qui la suit.

J’ai entendu un faible «Madame… » dans mon dos et j’ai continué à avancer comme si j’étais sourde, sentant la colère indignée monter des poumons vers le cou.

J’arrête le chariot et fais volte face à la gamine.

Et j’en ai le souffle coupée.

Le soleil fait danser l’ambre de ses iris, on dirait de l’or, une coulé de lave dorée. Une flèche transperce mon coeur. Mon souffle s’arrête. Comme si elle le savait, elle souri de toutes ses dents plantés n’importe comment, de toutes les tailles, comme des petits menhirs sur la côte bretonne. Une autre flèche transperce mon cou et fait couler toute la colère, la haine, la peur, les appréhensions vilaines vieilles de 46 ans.

C’est juste une petite fille !

Juste une toute petite fille au regard pétillant, pas assez couverte pour les moins cinq degrés Celsius. Sans blouson et au nez qui coule. Elle doit avoir 7, 8 ans à peine. Je plonge ma main dans mon sac et fouille à la recherche d’un mouchoir en papier. Je vois dans son regard qu’elle espère une pièce. Je lui tends un mouchoir. Elle dit merci et se mouche. Je suis Baloo et elle est Mowgli et nous sommes dans le Livre de la Jungle.

Elle montre le bouquet de fleurs posé sur le dessus de mon chariot : «C’est joli les fleurs. C’est pour toi ? » je souri :

« Non, c’est pour une copine, pour son anniversaire »

Elle acquiesce , me félicitant du regard : « C’est gentil d’offrir des fleurs à ta copine » Ses yeux vont du bouquet à moi, je reconnais cette expression, j’ai la même en regardant une pâtisserie en période de régime. « Les filles aiment les fleurs, toi aussi, tu aimes les fleurs ? » je lui demande.

Elle acquiesce rapidement, et commence à se tortiller en rigolant :

« Les filles aiment les fleurs et les garçons les bisous bisous » et elle se met à mimer les bisous langoureux avec sa bouche. Une ombre d’inquiétude traverse mon front, elle n’est pas un peu jeune pour savoir que les garçons aiment les bisous ? Des bisous comme ça … La nausée monte, imaginant les horreurs qu’elle doit voir ou vivre dans son univers. Préjugés ? Son cri amusé devant ma voiture me fait changer de registre. Elle saute comme un cabri autour de mon cabrio : « C’est ta voiture ça ??? »

Je rigole aussi en confirmant. C’est vrai qu’on dirait un jouet, cette bagnole. La petite gitane a l’air d’être encore plus jeune maintenant. Pendant que j’ouvre les portières et le coffre elle prend le bouquet de fleurs du chariot. « Je vais te le ranger devant, je fais attention » et la voilà déjà en tain d’ouvrir la portière du côté du passager. Je l’observe, c’est vrai qu’elle fait très attention, il y a du pain posé sur le siège, elle cherche la solution à cet obstacle imprévu. « Je le pose par terre », elle dit et me fait rire intérieurement. Je commence à remplir le coffre, elle joue avec les grilles du chariot. Elle me tend la pièce de 50 centimes qui était dans mon caddie. « Tu veux ta pièce ? » elle demande. Je suis sincèrement étonnée, comment elle a fait ça ? Je me suis déjà retrouvé en galère à essayer de récupérer ma pièce d’un chariot défectueux sans succès. Alors, intriguée je lui demande, admirative : « Waouu, comment tu as fais ça ? » Elle remet la pièce dans la feinte, et avec ses tout petits doigts la ressort de son emplacement. Donc, il faut avoir des tout petits doigts, sinon ça ne marche pas. Je ris.

Je sais qu’elle le fait avec tout le monde, j’ai vu un chariot abandonné sur le côté du parking. Une autre mère de famille touchée par son sourire malicieux a du dire comme moi :

« Tu veux prendre la pièce ? »

Elle dit oui rapidement de la tête et glisse la pièce dans sa poche.

« Ma copine a dit qu’on ferait mieux de voler les pièces, ça va plus vite, mais moi je n’aime pas voler, c’est pas bien de voler », elle regarde ses chaussures sales.

Ok, soit je suis trop aigrie et j’applaudi la psychologie des parents qui l’ont formé pour qu’elle touche le coeur de la mère de famille bien aimante, soit je suis confiante dans la beauté humaine et me dis qu’elle tente de résister à son environnement, faisant à contre coeur ce qu’on lui impose. Que pour éviter de faire ce que lui est désagréable, le vol, elle utilise le charme. Quelle qu’elle soit la vérité, l’issue, elle, est profondément tracée. Quoi qu’elle fasse, elle finira avec ses grandes soeurs au mieux, rue Cambon, à susciter le dégout et la colère des bien pensants que nous sommes, ou au pire … au pire… le pire a une imagination sans bornes.

Profondément injuste.

Cette petite môme aux yeux couleur ambre, née dans une autre famille aurait un pull chaud sur le dos.

Mais je réagis probablement ainsi parce que je ne suis pas libre comme eux, parce que je n’ai rien compris. Sérieux, c’est avec ces petites pièces qu’ils s’achètent des Mercedes ?

Alors sans conviction aucune et, comme je l’aurais dis à mes enfants, par souci du politiquement correct je confirme :

« C’est vrai, c’est pas bien de voler. C’est parce que tu es gentille et que tu n’a pas volé que je t’ai donné la pièce ».

Alors elle me ressort ses menhirs et tente une autre percée, l’oeil espiègle :

« Alors je pourrais en avoir une autre ?», me faisant exploser de rire :

« Ca serait de la gourmandise ! A moins que tu ailles ranger tous ces chariots que tu as dépouillé de leurs pièces, dans le magasin ? » je n’avais pas fini ma phrase, elle courait déjà.

En la regardais pousser les caddies avec ses petits bras tout maigres, ses cheveux sautillant par mèches toutes décoiffées, j’étais touchée par l’humanité oubliée qu’a réveillé ce petit corps.

Pour elle ce n’était qu’un jeu. Pour moi,

la confirmation que ce que disait ma grand-mère était vrai : les yeux ensorcelants de gitane allaient m’hypnotiser et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, elle volerait… mon coeur ? Elle ferait voler .... aux éclats les certitudes ? Oui, j’étais hypnotisée, c’est vrai, par la tristesse de voir une toute petite petit fille vivre ainsi.

Alors ma petite grand-mère que j’adore, ma «Petite Rose », même si tu me l’as dit, je ne peux pas haïr cette petite fille qui par une dure et froide journée d’hiver erre sur le parking, formatée par ses parents aimants à rapporter quelques pièces d’euros pour continuer à subsister différemment.

Merci pour votre envoi !

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